apollinaire
Poèmes à lou
XX
Les moutons noirs des nuits d'hiver
S'amènent en longs troupeaux tristes
Les étoiles parsèment l'air
Comme des éclats d'améthystes
Là-bas tu vois les projecteurs
Jouer l'aurore boréale
C'est une bataille de fleurs
Où l'obus est une fleur mâle
Les canons membres génitaux
Engrossent l'amoureuse terre
Le temps est aux instincts brutaux
Pareille à l'amour est la guerre
Écoute au loin les branle bas
Claquer le drapeau tricolore
Au vent dans le bruit des combats
Qui durent du soir à l'aurore
Salut salut au régiment qui va rejoindre les tranchées
Dans le ciel pâle éperdument
Sur lui la victoire est penchée
Mon cœur embrasse les deux fronts
Front de toutou front de l'armée
Ce qu'ils ont fait nous le ferons
Au revoir o ma bien-aimée
Guillaume apollinaire
Poèmes à lou
XII
Si je mourais là bas
Si je mourais là-bas sur le front de l'armée
Tu pleurerais un jour o lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l'armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur
Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l'étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace
Comme font les fruits d'or autour de baratier
Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l'onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L'amant serait plus fort dans ton corps écarté
Lou si je meurs là bas souvenir qu'on oublie
Souviens t'en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d'amour et d'éclatante ardeur
Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
O mon unique amour et ma grande folie
30 janvier 1915, Nîmes